Les Ehpad face a la mort
C’est au titre de ma longue expérience de l’accompagnement des fins de vie, de mon expérience récente de sensibilisation des directeurs d’EHPAD et de Résidences Services à un meilleur accompagnement des personnes âgées arrivant au terme de leur vie, que je m’exprime dans ces colonnes sur le drame qui se prépare dans les Ehpad.
Ce qui est en train de se passer dans notre pays rappelle à chacun d’entre nous que nous sommes mortels et que cette vulnérabilité ontologique constitue notre humanité. C’est elle qui est à l’origine de notre solidarité humaine. Mais voilà, nous vivons dans un pays où la question de la mort est taboue. Avec pour conséquence un silence autour de cette question. Et une immense angoisse collective.
La mort, ce tabou
Depuis vingt-cinq ans, depuis la publication de la « Mort intime » préfacée par François Mitterrand, je n’ai cessé de prendre la parole de conférence en conférence pour alerter nos concitoyens sur les dégâts collatéraux de ce déni délibéré de la mort. Appuyant les efforts de la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs et des associations de bénévoles pour rappeler que « cela ne fait pas mourir que de penser à la mort » et qu’au contraire cela incite à mieux vivre, à prendre conscience de ce qui compte dans la vie, je me suis engagée ces dernières années dans des actions de sensibilisation.
J’ai constaté que les conditions optimales pour l’accompagnement des personnes âgées en établissement n’étaient pas toujours réunies, loin s’en faut. On assiste trop souvent à des comportements d’évitement, voire de fuite. Le tabou de la mort, et la crainte qu’elle suscite chez chacun est responsable de cette occlusion. Mais la surcharge de travail des soignants ne leur permet pas, par ailleurs, de prendre le temps d’écouter les résidents exprimer leurs pensées, leur peurs et de respecter leurs souhaits. Ainsi quand le résident s’engage dans le processus mortel, les équipes sont parfois démunies.
Le tabou de la mort s’exprime enfin dans le silence qui entoure les décès, lesquels ne sont pas annoncés aux autres résidents, et par la manière, si discrète qu’elle frise l’escamotage, dont on organise la sortie du corps.
Après un an de sensibilisation auprès des EHPAD Korian, j’ai contribué à la rédaction d’un livre blanc proposant un socle de bonnes pratiques et notamment : l’annonce obligatoire du décès aux autres résidents, exposition d’un symbole dans l’entrée (bougie, fleur, affiche), organisation d’une cérémonie du souvenir dans certains EHPAD, réflexion sur des rituels à inventer, comme la Haie d’honneur de l’EHPAD Les Colombes à Gigean (34).
Faire face au drame qui se prépare
Aujourd’hui, dans le cadre du Covid19, la situation s’annonce particulièrement grave. Nous avons d’abord appris que les résidents seraient confinés seuls dans leur chambre, ne recevraient pas de visite de leur famille, ne pourraient être accompagnés dans leurs derniers instants, et que les rituels funéraires ne pourraient avoir lieu en présence des familles.
Une levée de boucliers de toutes parts a abouti à un assouplissement de ces mesures. À l’heure où j’écris cet article, j’apprends qu’une autorisation pour qu’un ou deux membres de la famille puissent être présents pour accompagner son proche sera possible. Et que vingt personnes pourront être présents à ses obsèques. Ce n’est pas rien.
Cet assouplissement des mesures de confinement évitera ainsi des deuils impossibles à faire, avec leur cortège de culpabilité, de stress post-traumatique, de dépressions au long cours.
Mesure-t-on cependant l’effort de présence qui va être demandé aux soignants des Ehpad, l’effort d’organisation et de créativité ? Car il faudra accueillir ces familles, veiller à ce que les gestes barrière soient respectés, assister parfois impuissants à leur colère ou à leur culpabilité, lorsque leur parent malade n’aura pas été admis aux urgences, faute de place en réanimation. Car j’entends que déjà certains Ehpad travaillent à la « liste d’élus », c’est à dire aux personnes qui seront éligibles à une réanimation.
Se rend-on compte de ce que cela va représenter pour un médecin coordonnateur de prendre la décision et donc la responsabilité d’une sédation terminale, pour éviter au résident atteint par le covid-19 les affres d’une agonie insupportable ? Sera-t-il seul ? Trouvera-t-il un confrère pour lui permettre de décider en collégialité, comme la loi l’exige ?
On l’aura compris, le prix à payer pour gérer ces drames humains – la solitude des âgés confinés sans visite, la mort de ceux qui se laisseront mourir, ayant perdu le goût de vivre, l’agonie de ceux qui mourront asphyxiés – sera lourd. Les directeurs d’Ehpad et les soignants sont au front. Ils ne pensent pas à eux. Ils vont s’épuiser à la tâche, s’ils ne tombent pas eux-mêmes malades. Les dommages sur la santé de leur corps et de leur esprit vont être immenses. Il est donc urgent – et beaucoup travaillent à des solutions d’accompagnement solidaire – d’inventer de nouvelles manières de leur venir en aide. Avant la reconnaissance nationale à laquelle ils auront droit et qui devra impérativement se traduire par une valorisation définitive de leur métier.
par Marie de Hennezel
psychologue clinicienne
et écrivain, auteure de
« Nous voulons tous mourir dans la dignité »
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