L’entretien
Michèle Delaunay
Députée de 2007 à 2017 puis Ministre déléguée aux personnes âgées et à l’autonomie de 2012 à 2014, Michèle Delaunay a pu enfin trouver le temps d’écrire un livre. Et quel livre ! 360 pages de réflexions, de souvenirs, d’analyses, de témoignages autour de la génération des baby-boomers. Car la bordelaise a une conviction : cette génération va révolutionner le grand âge. Grande lectrice depuis toujours du Mensuel des Maisons de Retraite, il était normal que son journal préféré aille l’interroger…
Le MMR : Michèle Delaunay, vous avez été la ministre qui a sorti le sujet du vieillissement du seul champ médico-social pour l’élargir aux sujets de la vie quotidienne (logement, urbanisme, transports…). Cette fois, vous allez plus loin en prédisant que la génération des baby-boomers révolutionnera l’approche du Grand Âge. Pouvez-vous en premier lieu nous donner des éléments quantitatifs sur ce « Big Bang des Boomers » ?
Michèle Delaunay : Quantitativement, la génération du baby-boom se définit simplement par un nombre de naissances annuel jamais atteint : entre 800 et 900 000 « beaux bébés » ainsi que les qualifiait le Général de Gaulle. C’est sur cette base que j’ai défini la période entre 1946 et 73, mais il est bien évident qu’aucune génération ne connaît de limites imperméables et le passage de l’une à l’autre se fait de manière progressive. L’identité de celle-ci n’est cependant discutée par personne et fait foi dans la grande majorité des pays occidentaux.
Le MMR : Vous parlez des 20 millions de Boomers vivants. Ceux qui sont donc nés après 1945 et qui auront 85 ans à partir de 2030. En quoi sont-ils fondamentalement différents des générations qui les précèdent ?
M.D. : Ils sont différents ou du moins particuliers par leur expérience de vie : ils sont nés dans une période de foi dans le progrès. La guerre était finie : à tous les sens du terme, l’heure était à reconstruire, à innover, à inventer, socialement, politiquement et individuellement. La première vague de cette génération (les « oiseaux du matin ») a surtout été une génération conquérante, ardente aux études et au travail. Elle a fait exploser l’enseignement secondaire et les études supérieures et ceci pour la première fois à égalité pour les femmes ; la seconde vague (les « oiseaux de midi », nés à partir de 1965), a été davantage gagnée par le goût des loisirs et de la consommation.
Le MMR : Comprenez-vous celles et ceux qui estiment que cette génération du baby-boom a été une génération gâtée ? Elle a eu droit au plein emploi, à la croissance économique, à des niveaux de retraite importants. En échange, elle laisse aux jeunes générations un pays endetté et une planète saccagée… Sans entrer dans une guerre des générations, pouvez-vous comprendre le « OK, boomer » d’une partie de la jeunesse ?
M.D. : Cette génération a été gâtée mais elle n’est pas restée inactive. Il n’y avait plus de guerre, les progrès se succédaient dans tous les domaines (progrès technologiques et plus encore progrès médicaux que j’ai vécus de près tout le temps de ma carrière hospitalière) et le plein emploi mis en marche par la période de reconstruction et par l’accès aux études ouvrait tous les horizons. Mais, très rapidement, elle n’a pas été pour rien dans ces « 3 P » (Paix, Progrès, Plein emploi) qui la caractérisent. Les progrès sociaux qu’ont été la Sécurité sociale et la retraite ont été vite et régulièrement complétés, comme par exemple par les congés et la durée du travail. Certes, cette génération a raté la marche du réchauffement climatique et de l’environnement mais qui en parlait alors ? Seul un agronome alors inconnu, René Dumont, avait saisi cet enjeu qu’il situait d’ailleurs dans l’avenir. Il n’obtint que 1,1% des suffrages à l’élection présidentielle de 1974 et, à cette époque, très peu de Boomers votaient puisque la majorité était à 21 ans.
Il ne faut pas prendre cet « OK, boomer ! » qui fait fortune avec trop de gravité : toutes les générations se définissent en opposition avec la précédente et les jeunes actuels se définissent par rapport à l’environnement comme nous l’avons fait en 68 contre la guerre du Vietnam, pour une révolution sociale et surtout pour plus de liberté. Entend-on aujourd’hui un seul « millenial » se mobiliser pour les réfugiés chassés par les guerres et les conflits ? Non, leur regard est ailleurs.
Pas une jeune femme en tout cas n’a le droit de dire « OK, boomeuse ! ». Ce sont leurs mères et grands-mères qui ont « libéré la femme » avec les droits qui vont avec. Un combat immense qui est à porter au crédit de notre génération.
En réalité, jamais les générations n’ont eu autant besoin les unes des autres, quand aujourd’hui quatre générations se superposent dans une même famille. Les transferts intergénérationnels à la fois financiers et en temps passé n’ont jamais été aussi importants. Les Boomers sont qualifiés de « génération pivot » et c’est totalement justifié : ils sont les aidants de leurs vieux parents et se déploient volontiers auprès de leurs petits-enfants.
Le MMR : Le concept d’âgisme fait aujourd’hui florès, laissant entendre que les vieux seraient particulièrement mal traités dans notre société. Pensez-vous vraiment qu’il en soit ainsi ?
M.D. : En ce qui concerne le grand âge qui nous intéresse particulièrement ici, c’est tout le contraire. Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, les vieux travaillaient bien souvent jusqu’à l’épuisement puisqu’ils n’avaient pas de ressources garanties et quand ils ne le pouvaient plus, ils s’éteignaient dans leurs familles ou étaient accueillis dans des « hospices pour vieillards nécessiteux » qui nous feraient frémir.
Le problème s’est déplacé parallèlement à cette longévité que nous sommes la première génération à expérimenter en grand nombre. Nous avons gagné en un demi-siècle 20 ans d’espérance de vie et la plupart d’entre nous sont en bon état. L’âgisme désigne plutôt la mise en retrait et le dégagisme qui atteint ceux qu’on appelle maintenant « les seniors ». Dans l’emploi, en politique, dans la vie courante tout est fait pour leur signifier qu’il faut qu’ils laissent la place et/ou qu’ils sont diminués alors que leur volonté est de participer à la construction de ce monde nouveau qui connaît un nouvel équilibre entre les générations. Bientôt, les plus de 60 ans constitueront 30% de la population et leur espérance de vie atteindra 30 ans. Le statu quo n’est plus possible et c’est en cela que j’engage dans mon livre les Boomers à inventer dans tous les domaines (de la mode à l’âge de la retraite..) pour que le défi de la longévité ait un impact positif pour tous, individuellement et socialement. Leur expérience de vie, leurs combats antérieurs sont là pour les y aider.
Le MMR : Agnès Buzyn a indiqué qu’elle souhaitait mettre en place un Laboratoire de l’Ehpad du futur pour inventer un lieu qui prenne en compte à l’horizon 2030 l’envie et les besoins des Boomers. Comment voyez-vous cet Ehpad de demain, lieu du compromis entre le nécessaire accompagnement des fragilités et la nécessaire volonté de liberté et d’autonomie des Boomers ?
M.D. : Il est certain que l’arrivée au grand âge des Boomers et cette exigence de liberté et de responsabilité qui est la leur va faire évoluer les pratiques d’accompagnement. D’abord, la volonté exprimée par ceux qui ont actuellement entre 50 et 73 ans de vieillir chez eux. Cela suppose à mon sens une certaine perméabilisation entre le domicile et l’Ehpad, lequel doit devenir un centre de ressources où trouver des aides et les coordonner afin de rester à domicile autant que possible. Les Ehpad doivent pouvoir les accueillir temporairement dans des moments de fragilité, offrir des lits d’urgence et aussi déployer des services au domicile. Le mot « compromis » que vous avez utilisé est particulièrement juste : l’Ehpad comme les Boomers doivent être dans un dialogue permanent et évoluer conjointement. Ce ne sont pas des « paroles verbales » : l’adaptation ne se fera pas en un jour et les pouvoirs publics et la loi doivent également évoluer.
Le MMR : Emmanuel Macron s’est engagé à faire adopter une Loi Grand Âge dans les prochains mois. Quels sont les deux ou trois éléments que vous souhaiteriez voir absolument figurer dans cette Loi ?
M.D. : Le besoin de cette loi est urgent. Elle correspond à ce qui devait être l’acte II de la loi ASV, acte II qui malheureusement n’a pas été retenu. L’axe central doit être les métiers du soin, au domicile comme en établissement : gratuité de la formation, valorisation financière et statutaire, progression des carrières, passerelles entre les divers secteurs. Mon dernier acte de Ministre en 2014 a été « un plan des métiers de l’autonomie » (accessible en ligne) : ses ambitions ne sont toujours pas comblées ; elles concordent avec celles des deux rapports de Myriam El Khomri et Dominique Libault. Le travail est fait, il reste à le mettre en œuvre et pour ma part, j’ai la conviction que c’est la réforme la plus attendue de ce quinquennat.
Propos recueillis par Luc Broussy
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