La parole à Aurélien Rousseau, DG de l’ARS Île-de-France
Au moment où les ARS sont critiquées de toutes parts sur leur rôle durant la pandémie, le Mensuel des Maisons de Retraite est allé interroger celui qui fut aux commande de la région la plus touchée par le coronavirus. Il livre ici son état des lieux de la crise, son point de vue sur le travail des ARS et évoque les objectifs qu’il a eu à cœur de tenir avec ses équipes, mais aussi sa perception d’une « bonne » gouvernance pour demain.
Le Mensuel des Maisons de retraite : Quel a été le rôle de l’ARS tout au long de cette crise ?
“Nous n’avons pas été des greffiers de la progression de l’épidémie.” |
Aurélien Rousseau : Pour le grand public, les ARS sont aujourd’hui associées à la litanie de chiffres, ceux des contaminations, ceux des décès, ceux des foyers de contamination qui étaient présentés chaque soir. Cet exercice était indispensable. Dans les EHPAD il a été par ailleurs plus difficile que dans le secteur sanitaire car nous avons dû construire cette remontée d’information.
Mais ces chiffres, s’ils devaient nous permettre de suivre l’épidémie, étaient d’abord et avant tout indispensables pour accompagner les établissements face au COVID. Nous n’avons pas été des greffiers de la progression de l’épidémie, nous nous sommes battus sur tous les terrains pour ne jamais laisser les EHPAD seuls. Avons-nous tout réussi ? Certainement pas, mais tous les jours nous avons inventé, nous sommes sortis de nos compétences traditionnelles, nous avons construit des coalitions d’acteurs (établissements, médecine de ville, hôpital, réseaux, collectivités…) comme jamais auparavant.
Le MMR : Estimez-vous que l’Etat a eu un retard à l’allumage dans les Ehpad ? A quel moment avez-vous compris que l’hécatombe allait à ce point les toucher ?
A.R. : Cette crise nous apprend la modestie. Elle nous invite à reconnaître que nous ne savions pas tout, que nous n’avons pas pu tout anticiper. Mais pour autant, je ne crois pas qu’il y ait eu du déni, de l’aveuglement. Nous savions depuis le départ que les personnes âgées étaient des publics parmi les plus exposés. Les messages de prévention ont été envoyés très tôt aux établissements. Mais pour les EHPAD, comme pour le reste de la population, prendre certaines mesures fortes, comme l’interdiction des visites, cela ne se décide pas à la légère. On savait que nous devions le faire au moment où ce serait indispensable, on ne pouvait pas le décider trois semaines plus tôt. Nous savons tous le poids que cela a représenté pour les résidents et les familles. Dans une crise sanitaire et dans cette épidémie en particulier, tout l’enjeu est d’identifier le bon moment pour que les mesures soient efficaces et acceptées, comme pour le confinement.
Dès le 9 mars, l’ARS a produit des doctrines régionales à destination des EHPAD afin de définir la conduite à tenir par les établissements (dépistage, mobilisation des outils de télémédecine, organisation d’unités COVID, stratégies de confinement, …). Des appuis opérationnels multiples ont été structurés courant mars et adaptés à la progression de l’épidémie, pour la contenir. Dès le 11 mars, et donc avant même la décision gouvernementale de confinement, nous avons demandé d’interdire les visites dans ces établissements sauf pour les personnes en fin de vie. Nous avons lancé début avril une vaste campagne de tests PCR systématiques auprès de quelque 40.000 résidents et 20.000 professionnels des EHPAD, permettant ainsi d’appuyer la stratégie de prévention et de prise en charge individuelle et collective.
Je dois vous dire quelque chose de plus personnel. Nous avions tous en tête l’exemple italien. Nos amis ont été submergés par une vague qui comportait d’abord des personnes âgées. Très vite dans la péninsule, l’âge moyen des patients en réanimation a baissé, jusqu’à 45 ans. En Ile-de-France, cela a été mon obsession : éviter que les médecins soient amenés à modifier les critères d’éligibilité à la réanimation, faute de lits. Or, et ce chiffre compte beaucoup pour moi, l’âge médian des patients en réanimation n’a jamais varié durant la crise, il est resté entre 60 et 61 ans. Cet indicateur, je le suivais tous les jours, deux fois par jour même. Et le plus important peut-être, est que cet âge était le même en 2019 et en 2018 sur la même période de l’année. Bien sûr, des familles et des équipes ont vécu dans la douleur des choix médicaux mais ces choix, grâce à la mobilisation des soignants, ont toujours pu être faits selon les mêmes critères que les années précédentes.
Le MMR : Pendant cette période comment jugez-vous avec le recul les relations ARS-EHPAD ? Qu’est ce qui a bien fonctionné ? Moins bien fonctionné ?
“Dire que les ARS ont été technocratiques, déconnectées, rigides, sans reconnaître leur engagement, leur imagination, leur mobilisation, c’est au fond s’en tenir à la surface des choses.” |
A.R. : D’abord, nous avons établi un lien quotidien. Pas simplement par le biais de systèmes d’information ou d’alertes par mails, non, concrètement, par téléphone, chacun des 700 EHPAD de la région a été contacté chaque jour, en complément du travail indispensable avec les fédérations ou les groupes que nous avions aussi deux fois par semaine. Nous avons déployé un appui opérationnel inédit, qu’il s’agisse de la maitrise du risque infectieux, de la mobilisation renforcée des 29 filières gériatriques, avec la création d’une astreinte téléphonique en lien avec les SAMU, l’intervention d’équipes mobiles gériatriques externes, le renforcement de la HAD et des soins palliatifs. Nous avons par ailleurs déployé 450 tablettes au sein des EHPAD et organisé l’accès aux solutions de télémédecine, permettant la réalisation d’actes de téléconsultation et de télé expertise, qui se sont accrus pendant la crise.
Le partenariat avec l’offre de soins de ville a également été renforcé, et de manière très dynamique, s’agissant notamment des médecins et des infirmiers, en avance de phase par rapport au ministère. Nous devrons faire fructifier tout cela. Ce serait une faute, un gâchis immense, que de ne pas capitaliser sur ce que les acteurs ont construit sur le terrain, de façon différenciée d’un territoire à l’autre.
Le MMR : Après l’Ehpad bashing on a eu droit à un ARS bashing. On a parlé d’appareil technocratique, rigide, éloigné des préoccupations de terrain. Comment jugez-vous ces accusations ?
A.R. : On ne peut jamais balayer d’un revers de main les critiques. Il faut parvenir, malgré le sentiment d’injustice qu’elles suscitent souvent, à en tirer des enseignements. Comme tous les DG d’ARS, je retiens la nécessité d’être encore plus proche du terrain, de savoir construire et adapter des solutions en fonction des réalités. Mais, en essayant d’être le plus lucide sur cette crise, je crois que dire que les ARS ont été technocratiques, déconnectées, rigides, sans reconnaître leur engagement, leur imagination, leur mobilisation, c’est au fond s’en tenir à la surface des choses. Je suis fier des équipes que j’ai animées, je suis fier de la réaction, que nous avons encouragée, des médecins en ville et à l’hôpital, pour aller en soutien dans les EHPAD. Je sais que jamais nous n’avons tourné le regard face à la situation. Je sais ce qu’ont été les dizaines de milliers de coups de téléphone pour suivre la situation, envoyer en urgence des équipements de protection ou identifier des renforts potentiels, assurer leur arrivée dans chacun des EHPAD… En Ile-de-France, ce sont plus de 3 000 personnes qui sont allées prêter main forte pour un jour, une semaine ou un mois. Et tout ceci ne s’est pas fait par magie, par je ne sais quelle main invisible, ce sont des hommes et des femmes, dans des bureaux, dans les délégations départementales ou au siège de l’Agence qui ont organisé cela.
Le MMR : Maintenant que nous tentons de construire le « monde d’après », quelles sont les leçons tirées que nous devrions intégrer dans nos fonctionnements futurs ?
A.R. : Nous devons capitaliser sur les innovations organisationnelles qui ont émergé, le lien entre les secteurs médico- sociaux et sanitaires, la puissance des outils numériques. Les difficultés que nous connaissions tous ont été majorées, rendant encore plus visibles la faiblesse des taux d’encadrement, la difficulté à maitriser le risque infectieux, à faire vivre les partenariats.
Les travaux nationaux qui s’ouvrent doivent intégrer ces impératifs et agir sur l’attractivité des métiers, la médicalisation des EHPAD et leurs connexions avec les acteurs de la santé, leur responsabilité territoriale au service du maintien à domicile. Les outils de contractualisation et de financement doivent aussi évoluer, pour donner une nouvelle force aux CPOM et définir des indicateurs plus fins de pilotage.
Il faut aussi par définition renforcer ses partenaires et je pense au rôle des filières gériatriques, des équipes mobiles, du positionnement général de l’hôpital sur la prise en charge de la personne âgée. Quant aux organisations ambulatoires, les modes d’exercice collectif comme les CPTS, les maisons de santé sont des outils intéressants, aux côtés de l’exercice individuel. La crise a été un accélérateur de cette prise de conscience, c’est à nous de ne pas laisser retomber cette ambition, c’est à nous de ne pas nous tromper d’enjeux. J’ai été frappé par le fait que le sujet « gouvernance » qui nous occupe tant habituellement, n’a pas été prononcé une seule fois dans les cellules de crise partenariales que nous avons activées dans tous les départements. Je ne dis pas que le sujet n’existe pas mais je crois que nous devons garder cette énergie de l’imagination pour assurer, et c’est cela le cœur de notre mission, que le soin arrive jusqu’aux personnes âgées en EHPAD ou à domicile.
Le MMR : On évoque souvent la question de la gouvernance et du choix à faire entre ARS et Conseils Départementaux. Ne pensez-vous pas que la crise a montré la pertinence de l’ARS comme autorité de régulation et de tarification du médico-social mais qu’elle a montré aussi la faiblesse de vos échelons départementaux ? Comment voyez-vous l’avenir de la gouvernance du médico-social ?
A.R. : Je ne prendrai évidemment pas parti sur l’évolution de la gouvernance, qui relève d’un choix du Gouvernement et d’un débat au Parlement. Ce que je peux dire, c’est que l’ARS Ile–de-France a tissé un maillage étroit, constructif, indispensable entre les EHPAD et l’offre de soins, l’hôpital et la ville, et n’a pu le faire que parce qu’elle avait la compétence sur ces deux secteurs. C’est aussi, par exemple, ce qui s’est passé dans le champ de l’aide aux personnes les plus précaires en mobilisant des acteurs nouveaux dans nos actions de prévention. Et nous mesurons à quel point ces innovations organisationnelles doivent perdurer et se renforcer, car les profils gériatriques en EHPAD le nécessitent. Les liens avec les Conseils départementaux ont été permanents, et avec certains très étroits, dans la gestion opérationnelle de la crise, également sur le champ du domicile.
Retour aux actualités