Grand Est : dans l’œil du cyclone
Première région française à avoir été massivement touchée, la région Grand Est est celle qui, à la date du 29 mars, avait payé le plus lourd tribut à la crise avec 815 décès. Récit de directeurs qui vivent l’horreur en direct.
«De ma vie, je n’ai jamais connu ça. C’est un drame. Un véritable drame » : c’est dans ces termes que Pierre Huin, directeur-adjoint du pôle de santé du Groupe Hospitalier du Centre Alsace, décrivait la situation dans son département du Haut-Rhin à la mi-mars. Joint une dizaine de jours plus tard, la grosse vague semblait être passée. Plus serein et apaisé, il reconnaissait que le matériel était désormais arrivé et qu’il n’y avait plus pénurie de masques comme deux semaines auparavant. La tendance d’évolution des nouveaux cas semblait à la baisse et pas mal de résidents atteints par le Covid-19 voyaient leur situation se stabiliser. Même la question des personnels semblait se détendre un peu : d’abord en raison des premiers retours de salariés qui avaient été contaminés voici deux ou trois semaines ; ensuite grâce au recours à des élèves stagiaires que le Conseil Régional rémunère jusqu’à 1000€/mois.
« Une vision de fin du monde » : c’est l’expression utilisée par Matthieu Domas, le directeur général du Réseau APA qui compte des Ehpad, des Résidences Autonomie et des Ssiad dans ce même département du Haut-Rhin, cœur de la crise. « Dans deux Ehpad, nous avons confiné les résidents en chambre » annonçait-il bien avant que cette réalité se généralise partout ailleurs. Il faut dire que dans la seconde quinzaine de mars, il devenait proprement impossible pour un Ehpad de Mulhouse d’envoyer un résident dans des services de réanimation totalement dépassés. « L’Hôpital de Mulhouse ne peut plus répondre à nos demandes depuis bien longtemps » reconnaissait déjà, lucide, Matthieu Domas notant aussi l’avantage de constituer, comme le Réseau APA, un double maillage : un maillage important d’établissements et de services permettant de mutualiser les personnels ; un maillage de 500 bénévoles qui oeuvrent au quotidien notamment en appelant chaque semaine 13 000 personnes à domicile.
Face à l’inquiétude des familles, le Réseau APA a mis en place une cellule de soutien psychologique. Au bénéfice des familles mais aussi des personnels, forcément déstabilisés par la violence du choc provoqué notamment par le décès dans deux Ehpad de 11 résidents en 6 jours. Pour les équipements, Matthieu Domas assume le système D : « au début, face à la pénurie, on a cherché dans tous les sens. Une entreprise locale de désamiantage nous a livré 100 combinaisons. On a même recouru à des lunettes de ski pour équiper les personnels les plus en contact avec les résidents malades ».
Toujours dans le même département, Alain Lion est à la tête de 3 Ehpad, à Kembs, Horbourg-Wihr et Lutterbach. Ce dernier Ehpad a payé un lourd tribut avec 19 décès provoqués par le Covid-19, soit 25% des résidents. « Nous avions ici le fils d’un résident qui avait assisté au fameux rassemblement protestant de Mulhouse » explique Alain Lion. Ce rassemblement évangélique qui a réuni plus de 2 000 personnes dans les faubourgs de Mulhouse et qui s’est transformé en un foyer géant de contamination pour toute la région.
Alain Lion a dès le début déclenché le plan « Système D » en commandant notamment via une société luxembourgeoise 10 000 masques FFP2 à la Chine. En trouvant 4 000 sur-blouses. En achetant des bidons de 5 litres de gel hydro-alcoolique. En récupérant auprès du prestataire de restauration Elior des masques supplémentaires. Ou encore en allant acheter chez Castorama des lunettes de protection… Très tôt, il a ordonné, lui qui dirige des établissements hébergeant essentiellement des malades d’Alzheimer, un confinement de chaque résident en chambre avec un passage obligatoire toutes les 30 minutes.
Le soutien de l’ARS ? Il s’est d’abord matérialisé par une conférence téléphonique avec elle tous les 3 jours. Puis par le recours, récent, à la réserve sanitaire qui a permis via l’ARS et le Conseil Départemental de récupérer une psychologue mais aussi des Agents de Service Hospitalier supplémentaires.
Au sein du Réseau APA, au Diaconat de Colmar comme dans les Ehpad privés d’Alain Lion, le gros de la vague semble passé. Une expérience dont on verra dans les prochains jours si elle préfigure ce qui va se passer plus à l’ouest.
Grand Est : l’heure des comptes ?
Alors que la polémique enfle sur le nombre de morts en Ehpad qui au début de la crise ne faisait l’objet d’aucune remontée statistique, le premier chiffre à être sorti concerne justement le nombre de morts dans les Ehpad de la Région Grand Est.
Et le bilan pourrait apparaître dans un premier temps comme accablant. Jérôme Salomon, directeur général de la Santé, le 1er avril a en effet indiqué le nombre de 570 morts en Ehpad depuis le début de la crise alors que le nombre de morts hors-Ehpad dans la même Région s’élevait à 815. A lire ce chiffre brutalement, on pourrait ainsi penser que le nombre de victimes en Ehpad dans la seule région Grand Est correspondrait à 70% du nombre de morts hors-Ehpad. Une telle statistique extrapolée par une règle de trois sur tout l’ensemble du territoire français donnerait en effet un véritable carnage. Sauf que ces chiffres, repris dès le 2 avril par la presse, sont à prendre avec de très grandes pincettes…
D’abord parce que personne n’est en capacité à ce stade de fournir des chiffres précis puisque les remontées demandées aux Ehpad depuis le 29 mars seulement n’ont pas eu le temps d’être sérieusement consolidées. Le chiffre de 570 est donc plus probablement le nombre de décès enregistrés, toutes causes confondues, sur un parc dans cette Région de près de 50.000 lits d’Ehpad. Enfin, les chiffres enregistrés dans la région Grand Est – et plus précisément dans 3 départements, Haut-Rhin, Moselle, Bas-Rhin qui concentrent à eux seuls 67% des décès de la Région – concernent la Région la plus touchée de France et ne peuvent donc être extrapolés à la France entière.
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