Entretien avec Luc Broussy, dir. de publication du MMR
Depuis 25 ans, Luc Broussy a plutôt pris l’habitude d’interviewer que d’être interviewé. Il prend exceptionnellement la place du questionné pour raconter l’histoire du journal qu’il a créé en 1997.
Le MMR : En 1997, vous créez le Mensuel des Maisons de Retraite. Pouvez-vous nous en raconter la genèse ?
Luc Broussy : J’étais alors délégué général de l’Uneppa, l’ancêtre de l’actuel Synerpa. J’avais dans ce cadre créé la Lettre de l’Uneppa qui s’était taillée un certain succès mais qui n’était réservée qu’aux seuls adhérents, soit 5% des maisons de retraite en France… A cette époque, je me suis découvert un petit talent de plume et je me suis lancé dans la création d’un journal professionnel mensuel qui, lui, pourrait s’adresser à l’ensemble des établissements, notamment des secteurs public et associatif. Il n’existait alors qu’un seul magazine Décideurs – qui s’était créé quelques mois avant et que je ne trouvais franchement pas très bon. Je me suis dit qu’il était possible de lancer un journal plus original. Mais paradoxalement, je lui ai donné un nom d’une grande banalité : Le Mensuel des Maisons de Retraite.
Pendant les premières années, je cumulais mes fonctions de délégué général du Synerpa avec la rédaction des articles du Mensuel. Le jour, je défendais les maisons de retraite privées. La nuit et les week-end, j’écrivais pour l’ensemble des professionnels sans distinction. J’assume cette schizophrénie apparente. Mais au final nos abonnés sont autant publics que privés.
Le MMR : Avez-vous créé ce journal tout seul ?
L.B. : A l’origine, c’était mon idée. Mais dès le début j’ai proposé à Pascal Champvert, qui était déjà président de l’Adehpa (devenue l’Ad-Pa), de s’associer à cette aventure. A l’époque nous étions très amis et très complices, nous avons réfléchi ensemble à la forme que devait prendre un journal d’actualités professionnelles et il fut ainsi co-actionnaire du journal pendant près de 20 ans. Mais tout cela a commencé avec deux bouts de ficelle et je dois à ma sœur, Florence Arnaiz-Maumé, de m’avoir aidé au début à gérer l’explosion des premiers abonnés. Puis dès 1998 est arrivée Elsa Maarek qui a donné à ce travail d’amateur un véritable tournant professionnel. C’est elle qui a ensuite monté le pôle Conseil et Formation qui a permis au journal de trouver son modèle économique. Elle est toujours aujourd’hui directrice générale d’EHPA Presse.
Le MMR : Le succès fut long à venir ?
L.B. : Non, il fut immédiat. Je recevais au début les abonnements dans la boîte aux lettres de mon domicile. Au bout de 3-4 mois, les demandes d’abonnement affluaient. En l’espace de 5 ans, nous sommes passés de zéro à 3.000 établissements abonnés. Mais il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Internet n’existait pas. Les fédérations avaient des feuilles de chou un peu ringardes. La presse professionnelle se limitait au Mensuel des Maisons de Retraite et aux ASH. Agevillage ou Directions ne sont apparus que quelques années plus tard. Quant aux agences de presse actuelles, Gerontonews ou Hospimedia, elles sont encore plus contemporaines.
Le MMR : Quels sont selon vous les ingrédients qui ont fait le succès du MMR ?
L.B. : A l’évidence, la liberté de ton ! Nous n’avons jamais en 25 ans fait du Mensuel un journal de journalistes. Le MMR c’est un « journal qui pense ». Un journal qui a des opinions. Qui défend des options. Et qui est capable de rentrer dans le chou d’à peu près tout le monde. On s’est ainsi fait engueuler par des ministres, des membres de Cabinet, des parlementaires, voire même des responsables de fédérations qui avaient été heurtés par tel ou tel de nos commentaires. Au début, ça m’impressionnait. Ensuite, j’ai pris le parti d’en rire.
L’autre atout du journal, ce fut, je crois, cette obsession de la pédagogie. A chaque journaliste, j’ai répété pendant 25 ans : « Vous devez être compris à la fois par la Ministre, par un responsable de fédération mais aussi par Ginette, directrice de l’Ehpad Notre-Dame de la Compassion à Plouzémé-Morzaix ». Et les trois doivent sortir de la lecture d’un article en ayant appris quelque chose.
Un jour un lecteur, illustre, avait défini la façon, dont il percevait le Mensuel : « moitié Journal Officiel, moitié Canard Enchaîné ». Expliquer, former, informer en toute liberté et sans langue de bois : je crois que ça a été, et que c’est encore aujourd’hui je l’espère, la marque de fabrique du journal.
Mais nous devons aussi notre réussite à la période très particulière à laquelle est né le Mensuel. Trois mois avant la création du journal, on promulgue la loi du 26 janvier 1997 qui crée la Prestation Spécifique Dépendance et pose les premiers jalons de la réforme de la tarification. En 5 ans, le secteur va connaître un bouleversement sans précédent : la PSD qui se transforme en APA, la signature des conventions tripartites, l’instauration de la tarification ternaire, l’usage généralisé de la grille Aggir, la loi 2002-02 et au final la transformation des « maisons de retraite » en « Ehpad ». C’est un tsunami législatif et réglementaire qui va changer radicalement l’économie du secteur. Le MMR est tombé au bon moment pour accompagner ce changement et informer les directeurs, mois après mois, des réformes en cours.
Le MMR : Vos lecteurs sont donc essentiellement des directeurs d’Ehpad ?
L.B. : Oui majoritairement. Et dans des proportions public-associatif-commercial qui correspondent à ce qu’est le paysage français des Ehpad. Mais ce qui est demeuré le plus étonnant dans l’aventure du Mensuel, c’est la mixité de ses lecteurs. Chaque mois, nous sommes lus aussi bien par les chefs d’établissements que par la Ministre en charge des personnes âgées, par les hauts fonctionnaires de la DGCS ou de la CNSA, par les ARS et les directeurs de la solidarité dans les Conseils Départementaux, par les fédérations ou encore par les députés. Savoir que chaque mois un article ou un édito vont être lu quasiment au même moment par la Ministre et par une directrice d’Ehpad public des Vosges, voilà qui caractérise finalement cet endroit très fédérateur qu’est devenu au fil des décennies le MMR.
Le MMR : Quels ont été pour vous les moments-clés du Mensuel ?
L.B. : A l’évidence, nous avons vécu au rythme des grandes réformes mais aussi des grands drames. L’APA, la réforme de la tarification, le plan Solidarité Grand Âge, la création de la CNSA ou des ARS ont été des moments passionnants à commenter et à analyser. Les 15.000 morts de la canicule en 2003, la crise Covid ou l’affaire Orpéa ont été de leur côté des évènements pas toujours faciles à traiter.
Nous sommes très fiers aussi dès 1998 d’avoir instauré le Top 15 des groupes commerciaux. Il faut bien comprendre qu’à l’époque ces grands groupes, pour vivre heureux, préféraient vivre cachés. Il nous a fallu enquêter, compter, vérifier, et parfois nous heurter à des PDG qui contestaient nos données. Mais au fil des années, notre classement des groupes d’Ehpad est devenu un baromètre incontesté qui sert désormais de référence incontournable à la presse et aux analystes.
Mais parfois des dossiers m’ont marqué comme celui où nous avons mis en exergue cette nouvelle génération de directeurs et directrices du secteur public sortis de l’EHESP comme par exemple Séverine Laboue, Eve Guillaume ou Pierre Gouabault. Ou bien ces deux jeunes directrices, Mouna et Takoua, issues de milieux populaires, dont nous avions décrit le parcours qui les avaient menés à diriger des Ehpad du groupe Orpéa (oui, oui, c’est un groupe, je le dis ici, qui a beaucoup promu les jeunes issus de la diversité). C’est la première fois que nous avons décidé de mettre en « une » des directrices et pas seulement des « stars » du secteur.
J’ai aussi évidemment à l’esprit cette « une » d’octobre 2017 où nous avions affiché un gros « Stop à l’Ehpad bashing ! » et avons ainsi lancé cette expression qui a ensuite fait malheureusement florès.
Le MMR : Vous avez l’impression d’être un journal qui défend les professionnels ?
L.B. : Non, nous sommes là pour les informer pas pour les défendre. Mais évidemment, nous ne sommes pas neutres. Et si nous ne sommes évidemment pas l’organe d’un quelconque syndicat d’établissements, nous ne pouvons pas cacher notre inclinaison pour les professionnels. 25 ans qu’on vit au quotidien avec eux, qu’on échange avec eux, qu’on vit avec eux les avancées du secteur mais aussi leurs impatiences, qu’on les croise chaque année « en vrai » lors des Assises Nationales des Ehpad, moment-phare où nous réunissons nos abonnés : donc oui forcément, il y a une empathie naturelle entre nous et nos lecteurs. Y compris d’ailleurs quand nos lecteurs sont des ARS, des cadres du Ministère ou des vendeurs de protections urinaires ou de logiciels…
Le MMR : Mais vous avez eu aussi vos chouchous et vos têtes de turcs, non ?
L.B. : Ah oui certainement. En 25 ans, on a croisé des gens formidables. Toute la bande de fonctionnaires incroyables qui a pensé la réforme de la tarification des années 90-2000. Comment ne pas citer Jean-René Brunetière, Jean-Pierre Hardy, Jean-François Bauduret ou Fabienne Dubuisson ou encore Philippe Coste, un IGAS qui était un ami et qui est disparu très jeune de la maladie d’Alzheimer, ironie du sort pour un des hommes qui aura construit le modèle de médicalisation des Ehpad.
Et je ne peux pas ne pas citer toute une série de « compagnons de route » qui ont accompagné notre histoire : Pascal Champvert évidemment mais aussi Richard Tourisseau, Didier Sapy, Claudy Jarry, David Causse, Jean-Marie Vetel, Yves Journel, Marc Bourquin… Ou encore des parlementaires comme Denis Jacquat, Alain Vasselle, Pascal Terrasse, Danielle Hoffman-Rispal ou plus récemment comme Agnès Firmin Le Bodo, Caroline Janvier, Annie Vidal ou Philippe Chalumeau.
Et les têtes de turc ? Oh pas tant que ça finalement. C’est vrai qu’on n’a pas gâté Didier Charlanne, l’ancien directeur général de l’Agence nationale de l’Evaluation Sociales et Médico-Sociale. Le type était sympa mais on a longtemps estimé qu’il avait durablement plombé le dossier de la Qualité en créant au sein de l’Anesms de véritables usines à gaz. Alors on s’est, c’est vrai, un peu acharné sur lui… Plus récemment, nous nous sommes embrouillés avec une députée En Marche. Alors que nous venions de lui faire un petit portrait plutôt sympa, elle nous envoie un sms un soir à 23h45 pour nous dire qu’elle ne souhaite plus recevoir le Mensuel. Assez rapidement, nous comprendrons qu’elle n’a pas supporté en fait que nous ayons consacré dans le même numéro deux grandes pages et une belle photo à une autre députée LREM… Depuis, Monique Iborra dit de nous à peu près autant de mal que nous en écrivons d’elle ! Ceci étant dit c’est un peu injuste car cette femme est une vraie bosseuse. Mais bon, il faut bien des sujets de polémique pour se marrer un peu parfois.
Le MMR : Le Mensuel a toujours entretenu des relations très directes avec les Ministres. On vous a toujours vu copiner avec tous les ministres de droite ou de gauche.
L.B. : Oui, ce n’est pas faux. Mais le MMR est à l’évidence le journal le plus influent du secteur. Donc tous les ministres en charge des personnes âgées ont plutôt envie de bien s’entendre avec nous comme nous, nous avons besoin de dialoguer avec eux sans nous interdire pour autant, parfois, de leur rentrer dedans. C’est donc un subtil équilibre fait de respect, souvent, de confrontation, parfois, et d’une envie commune de transmettre les bonnes informations aux professionnels qui nous lisent. C’est la raison pour laquelle, depuis toujours, les ministres viennent automatiquement introduire ou conclure les Assises des Ehpad organisées chaque année par le MMR.
Le MMR : Mais en 25 ans, vous ne vous êtes pas entendus avec tous les ministres quand même, non ?
L.B. : Franchement, on peut dire qu’il y a quasiment toujours eu entre le Mensuel des Maisons de Retraite et les ministres une relation de grande complicité.
Je ne reviens pas sur le rôle de Paulette Guinchard qui de 1997 à 2002 a finalement grandi politiquement en même temps que le Mensuel naissait. Ce qui créera ensuite entre nous une indéfectible fidélité.
Un type comme Falco, qui ne connaissait rien aux personnes âgées, s’est révélé au moment de la canicule un remarquable politique. Catherine Vautrin, aujourd’hui présidente du Grand Reims, Valérie Létard ou Laurence Rossignol, aujourd’hui toutes deux sénatrices, n’ont pas été à l’origine de grandes réformes mais ont toutes été des femmes très politiques, des ministres très agréables avec lesquelles il a été très sympa de collaborer. Idem avec Agnès Buzyn qui, aurait, j’en suis persuadé, pu être la grande ministre d’une loi Grand Âge car au fur et à mesure des mois, elle commençait à être habité par le sujet. Malheureusement pour elle, et peut-être pour le secteur, elle s’est pris le mur de la crise sanitaire puis, plus dur encore, le mur de la défaite municipale à Paris. Mais on lui doit par exemple d’avoir lancé la réflexion sur l’Ehpad du futur. Deux autres ministres furent très solides et finalement auront vraiment tenté de bouger les choses : Philippe Bas en 2005-2007 avec son Plan Grand Âge et Brigitte Bourguignon au cours des deux dernières années.
A l’inverse, deux secrétaires d’Etat n’ont pas laissé un grand souvenir : Nora Berra qui était sympa mais nulle. Et Pascale Boistard qui était nulle et de surcroît pas sympa du tout.
Mais au-delà de Paulette Guinchard, une autre ministre aura compté pour le Mensuel. C’est Roselyne Bachelot. Pour ma part, je ne l’avais pas revu depuis les années 90 quand elle était une parlementaire très active sur le sujet de la dépendance. Et voilà qu’elle revient au Ministère des Affaires Sociales en 2010 pour préparer une grande loi dont Fillon la privera finalement à l’été 2011. Là, elle reçoit en audience la déléguée générale du Synerpa. « Mais le Synerpa, ce n’est pas ce truc que dirigeait à l’époque cet emmerdeur de Broussy ? ». Son conseiller devient tout rouge et explique en panique à sa ministre que la jeune femme qu’elle a en face d’elle est en fait la soeur de ce Broussy… Quelques semaines plus tard, j’ai rendez-vous avec elle, cette fois, pour une interview pour le Mensuel. Et en plein milieu de l’entretien, se doutant bien que j’avais été mis au courant de l’épisode précédent, elle me lance au détour d’une question un peu gênante : « Ah mais vous voyez bien que vous êtes un emmerdeur ! » Ça c’est clairement un des meilleurs souvenirs d’entretien.
Le MMR : Du coup, le Mensuel des Maisons de Retraite est devenu le plus ancien journal du secteur des Ehpad. Vous n’en avez pas un peu marre ?
L.B. : Eh bien figurez-vous que non ! Je continue à trouver ce secteur formidable. On ne s’y ennuie jamais. Parfois les professionnels se plaignent que rien n’avance et attendent une Grande Loi comme d’autres attendent Godot. Mais c’est un effet d’optique car en réalité, tout bouge tout le temps dans ce secteur. En 1997, on se demandait comment on allait durablement remplir … 12 pages. C’était le format initial du journal. Aujourd’hui, on est à 24 pages et en cas d’actualité dense on monte facilement à 28 ou 32 pages.
Je me rappellerai toujours qu’en 2001 un type nous demande rendez-vous à Elsa Maarek et moi et nous explique que le papier, c’est mort. Tout va devenir digital et avant que nous mourrions, il nous propose de nous racheter pour une bouchée de pain. C’était le fondateur de Doctissimo, le Dr Laurent Alexandre qu’on voit désormais souvent dans les médias raconter tout et n’importe quoi. Eh bien, 21 ans plus tard, le MMR existe toujours. Et il est toujours en papier…
C’est aussi parce que tous les deux ans, on se réinterroge sur la maquette, sur les rubriques, sur la façon de traiter les sujets. Si on atteint aujourd’hui notre 25ème anniversaire, c’est qu’on n’a pas dû être trop mauvais.
Le MMR : On dit partout que la presse souffre. Comment expliquez-vous que le MMR soit passé à travers les gouttes ?
L.B. : Non c’est vrai qu’avec l’arrivée d’Internet, la presse papier est mal en point. Si nous avions juste le journal peut-être aurions-nous déjà trépassé. Mais nous avons construit deux atouts.
Le premier c’est que les entreprises du secteur continuent de nous faire confiance. Depuis 1997, nous avons toujours pu compter sur des annonceurs présents et impliqués. Des mutuelles aux fournisseurs de couches, des logiciels au matériel médical, nombreuses sont les entreprises qui utilisent le Mensuel pour se faire connaître des directeurs d’Ehpad. Sans elles, nous n’aurions pas survécu même si le socle principal de nos recettes, fait exceptionnel dans le secteur, continue d’être constitué par nos abonnés eux-mêmes.
Le deuxième élément qui nous a permis cette pérennité, c’est l’écosystème que nous avons créé autour du journal avec les Assises Nationales des Ehpad, avec notre branche Conseil & Formation ou encore avec le Think tank Matières Grises.
Et puis on a toujours eu de bonnes équipes. Je pense notamment à Valérie Lespez qui est maintenant à l’APM et qui fut plusieurs années notre rédactrice en chef. A Patrick Dagonnot qui assure le design du journal depuis près de 15 ans. Et à Patricia Roussannes qui attire vers nous un nombre croissant d’annonceurs.
Le MMR : Dans ce cas comment voyez-vous les prochaines années ?
L.B. : Notre réflexion portera inévitablement dans les prochaines années, voire même dans les prochains mois, sur l’opportunité de transformer le Mensuel des Maisons de Retraite en magazine plus large et plus stratégique. On ne peut pas affirmer à longueur de colonnes que désormais toutes les activités (hébergement, aide à domicile, silver économie, habitat inclusif…) forment un tout et continuer nous même à fonctionner en ne parlant que des Ehpad.
Alors peut-être, oui, que nous allons prochainement réfléchir à une refonte du magazine pour lui donner un périmètre plus large sans pour autant frustrer notre lectorat actuel. On se refait un point dans 25 ans ?
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