Entretien avec Germain Decroix
Germain Decroix, Juriste au sein de la Mutuelle d’assurances du corps de santé français (MACSF) et rédacteur en chef de la revue Responsabilité revient sur la question du glissement de tâches. Un phénomène qui demeure encore méconnu malgré ses impacts notamment parmi les infirmières coordonnatrices.
Le Journal du Médecin Coordonnateur : On parle souvent du glissement de tâches mais comment définir cette notion ?
Germain Decroix : Il s’agit d’un acte réalisé par une personne qui n’a pas les compétences réglementaires pour le faire. Il faut bien faire une différence entre les compétences techniques et les compétences réglementaires reconnues par la loi. Aux yeux du législateur, quelqu’un qui n’a pas les diplômes pour réaliser un acte est considéré comme non compétent. Contrairement à d’autres pays, les professions du soin et de l’accompagnement sont extrêmement réglementées en France, en particulier dans les Ehpad. En cas de manque de personnels compétents, les établissements n’ont en fait pas beaucoup de marges de manœuvre pour répartir le travail, ce qui conduit bien souvent à des glissements de tâches.
Le JMC : Certaines professions pourtant sont moins règlementées.
G.D. : Il est vrai que certaines professions comme les Idec, échappent à cette stricte réglementation car leurs missions ne sont pas vraiment définies par la loi. En théorie, elles doivent être considérées comme des infirmières qui soignent, mais dans la pratique, elles assument les fonctions de coordination du cadre de santé, sans pour autant en avoir la formation, notamment dans le domaine du management. Ce flou législatif les conduit à assumer des tâches complètement différentes selon la taille des établissements. Dans les petits Ehpad, elles assurent plutôt des missions d’infirmière, tandis que dans les plus grands, ce sont les fonctions de cadre qui prennent le pas. Dans ce contexte, les risques de glissements de tâches sont évidemment nombreux.
Le JMC : Quelle est l’ampleur du phénomène ?
G.D. : Il n’y a pas vraiment de données précises sur le sujet, hormis quelques rapports ponctuels de la Haute autorité de santé dans le domaine sanitaire. Ce qui est frappant en revanche, est le manque de connaissance des professionnels sur leur propre réglementation et encore plus sur celle de ceux qui travaillent avec eux. Par exemple, une infirmière ne connaît pas vraiment le périmètre légal d’intervention de l’aide-soignante, ce qui est relativement paradoxal quand on sait que la règlementation prévoit une collaboration entre elles.
Le JMC : Quels sont les professions les plus visées ? Avec quelles conséquences sur le plan des responsabilités ?
G.D. : Dans les Ehpad, les aides-soignantes sont évidemment les plus visées. Quand une infirmière n’est pas présente 24 h sur 24 dans un établissement, on peut considérer que le glissement de tâches est presque inéluctable, en particulier quand l’état des résidents nécessite des soins infirmiers réguliers. Ces glissements de tâches mobilisent une chaîne de responsabilité très précise en cas d’accident. Tout d’abord celle du professionnel qui a réalisé l’acte sans en avoir les compétences : depuis un arrêt du 25 octobre 2004, la Cour de cassation considère que le professionnel qui agit en dehors du cadre règlementaire de son métier est présumé fautif en cas d’accident, même si ce n’est pas le cas dans la réalité. Le deuxième niveau de responsabilité concerne l’encadrement qui aurait dû connaître le périmètre d’intervention de la personne à qui il a demandé de réaliser l’acte. Enfin, un troisième niveau concerne la direction de l’établissement (ou l’établissement en tant que personne morale) qui aurait dû mettre en œuvre au sein de sa structure, l’organisation nécessaire pour éviter les glissements de tâches.
Le JMC : Les Ehpad sont-ils conscients de toutes ces conséquences ?
G.D. : Sans doute pas, ou peu. Certains établissements considèrent par exemple qu’à partir du moment où l’on institutionnalise le glissement de tâches, il devient légal, ce qui est totalement faux. Les Ehpad doivent se rendre compte que les assurances ne couvrent que les risques liés aux actes légaux. Or, un acte réalisé en dehors du cadre règlementaire d’une profession est considéré comme illégal. Si l’établissement n’est pas couvert, les conséquences, notamment sur le plan financier, peuvent donc être désastreuses.
Le JMC : Comment faire en sorte de lutter contre le phénomène ?
G.D. : La première des priorités est d’avoir dans les Ehpad des cadres formés au management, ce qui n’est malheureusement pas assez le cas aujourd’hui. Il convient aussi de changer les regards car le glissement de tâches est encore trop souvent ignoré et il est très difficile pour un cadre de dire à un salarié de ne plus faire les actes qui sont les plus valorisants. Pour éviter le glissement de tâches, chaque établissement doit attribuer ces dernières en fonction des ressources en présence, ce qui suppose une vraie stratégie qui se concentre sur les cœurs de métier. Les Idec, de par leur proximité avec les équipes soignantes et le médecin coordonnateur, ont certainement un rôle majeur pour prévenir le glissement de tâches. Ce dernier doit en effet s’assurer, notamment au moment de l’admission, que l’établissement dispose des moyens pour accompagner le résident dans les meilleures conditions, quitte à s’opposer parfois à certains choix de la direction.
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